Réussir au milieu de nulle part !
L’idée de cette entreprise était un peu folle : servir un café à l’italienne de haute qualité agrémenté d’un supplément de culture au milieu de nulle part. Et son succès démontre que les humains sont plus complexes que les marketeurs ne veulent bien le croire et qu’ils n’aspirent pas à la fadeur censée convenir au plus grand nombre mais plutôt au caractère d’exception de ce qu’on leur offre.
Tout a commencé avec le percolateur : un splendide Fiorenzato rutilant. A la naissance de leur fille, Cécile et Frank décident de troquer leur vie trépidante à Bâle contre la douceur de vivre d’une maison villageoise à Lofta, dans la campagne suédoise. Mais il leur faut trouver une activité. Nombreux sont ceux qui rêvent d’un tel changement… et finissent par se sentir dépassés par ce qu’il induit : difficultés d’emploi, de langue, d’intégration, problèmes administratifs,… Pour le couple, tout débute comme un rêve d’été : l’achat d’une ancienne école de village qui leur permet de passer leurs vacances à deux pas de la mer, de la forêt et des prés vallonnés. Loin du stress de la ville mais, aussi, une fois installés de façon permanente, de tout emploi rémunérateur ! Car ils souhaitent développer une activité, ici, dans ce minuscule village de la côte granitique du sud-est et non enchaîner de longues semaines à travailler en free-lance en différents lieux à travers l’Europe, comme c’est alors encore le cas pour Frank.
C’est alors qu’apparaît le percolateur. Vivant dans le pays où l’on consomme le plus de café par habitant au monde, Cécile et Frank s’aperçoivent néanmoins qu’il leur est impossible de trouver un bon cappuccino ou un espresso digne de ce nom en dehors de Stockholm et résolvent ce problème en acquérant une machine professionnelle d’occasion. Le percolateur, qui prend immédiatement une place importante dans la cuisine, fait naître en eux une idée. Et s’ils proposaient leur café au public ? La route qui s’étire sous leurs fenêtres draine un nombre conséquent de voitures, du moins en été, ce qui leur permet d’espérer la visite de quelques voyageurs en mal de café. Il en sera donc ainsi. Quelques formalités plus tard (notamment auprès des autorités sanitaires), l’entreprise est créée et l’aventure démarre, sans véritable business-plan, sans prêt bancaire, ni étude marketing ou publicité. Juste un panneau au bord de la route et quelques prospectus distribués dans les villes alentours.
Aujourd’hui, il est aisé de comprendre les raisons de leur réussite : l’alliance du charme suédois d’une maison du début du 20ème siècle, de la qualité des produits, de l’atmosphère continentale et de la galerie d’art intégrée au lieu attire un public composé autant de touristes étrangers que de familles suédoises, d’amateurs d’art que de voisins. Mais au début, nul hormis le couple ne croit à cette idée. Et les premières années sont difficiles. Il leur faut absolument ravir chaque client afin que celui-ci reparte convaincu et répande la bonne nouvelle. L’attention méticuleuse apportée à la qualité et au service, ainsi que l’adaptation du menu (un choix d’en-cas et de pâtisseries variant selon la saison) finissent par porter leurs fruits.
Mais qu’est-ce qui a bien pu les pousser à persévérer durant les moments difficiles lorsque tous présageaient leur échec ? Et qu’est-ce qui les a conduits à se lancer dans ce projet en dépit des prédictions défaitistes ? Le couple reconnaît simplement qu’il estimait que cela pouvait marcher et il s’est donné quatre ans pour tenter l’aventure. Ils savaient, dès le début, que cela exigerait du temps et qu’il leur fallait être patient. Ils s’engageaient simplement dans ce lieu et pour un temps donné, à faire de leur mieux et à ne pas en démordre.
Aujourd’hui, cinq ans plus tard, ils avouent avoir rencontré quelques surprises en chemin. Ils ciblaient essentiellement les touristes estivaux et les habitants du coin mais leur clientèle s’est avérée quelque peu différente de leurs attentes. L’un de leurs tout premiers clients, un voisin, vient les voir et leur demande un « café ordinaire », surtout pas un de ces « trucs continentaux compliqués ». Frank le convainc de prendre un cappuccino et l’homme est alors conquis. C’est, pour eux, un moment historique, une victoire réitérée de nombreuses fois depuis. Mais, malgré ce succès, la population locale se présente en moins grand nombre que prévu et se révèle la clientèle la plus ardue à séduire. Cependant, une population plus cosmopolite et plus discrète réside aussi régulièrement dans la région. En ouvrant ce café, Cécile et Frank découvrent avec étonnement le grand nombre de personnes vivant dans cette campagne et avides de partager un mode de vie plus international. La côte est de la Suède n’est pas aussi tape-à-l’œil et prisée que la côte ouest, mais elle apparaît plus raffinée qu’on ne pourrait le croire. Une population qui apprécie l’art, l’originalité et l’art de vivre européen trouve soudain un lieu de rencontre.
Un lieu de rencontre. Les gens veulent pouvoir lier connaissance, que ce soit en ville ou au milieu de nulle part. Et pour cela, ils ont besoin d’un endroit propre à faciliter les échanges informels. Dans de nombreux villages, les « institutions » qui remplissaient cette fonction ont disparu depuis longtemps, ne répondant pas aux impératifs contemporains du chiffre d’affaire et des marges bénéficiaires. Les établissements qui tentent de satisfaire le plus grand nombre, nivelant les attentes par le bas, se privent d’un aspect essentiel au succès d’un lieu destiné à rassembler. Pour stimuler les échanges, un tel endroit doit posséder une identité. Pour séduire, il doit être mû par bien plus qu’un objectif commercial. Et la clef de cette identité est l’engagement : la foi courageuse en une idée singulière et sa réalisation, fusse en territoire inconnu. Cécile et Frank ne voulaient pas créer un énième café suédois, il désiraient un lieu bien à eux.
L’engagement est toujours apprécié, tout comme les expériences nouvelles. Cela peut demander du temps mais si l’engagement est assez profond et la qualité du service affirmée, il y a de bonnes chances pour que cela fonctionne, même au milieu de nulle part. C’est ce que l’entreprise de Lofta-Caffè nous démontre. Et lorsque cela se produit, c’est gratifiant à plus d’un titre, car qu’y a-t-il de plus satisfaisant que la résurrection d’une région rurale certes magnifique mais assoupie, que le rapprochement de sa population, que l’inspiration de nouvelles initiatives et la mise en valeur son potentiel ? Pour Frank, ce dernier point est certainement le plus important : Lofta a été « découvert » par un public qui n’en aurait jamais eu connaissance sans le café. Et il croit profondément au potentiel de la campagne comme lieu non seulement de vie mais aussi de travail.
Bien sûr, cette bataille ne prendra jamais fin. La persistance du changement est inhérente à la vie et pour des gens comme Cécile et Frank, l’entreprise est en perpétuelle évolution. La période d’essai de quatre ans s’est achevée. De quoi sera fait l’avenir ? Diverses pistes de développement trottent dans leurs esprits, quelles soient géographiques ou conceptuelles, et le couple préfère encore rester discret sur les changements les plus probables. Une bonne idée doit, à la fois, être simple et originale, ainsi que réalisable avec une certaine économie de moyens. Une innovation sera, cependant, bientôt proposée. Sans trop en dévoiler, il s’agira d’offrir un produit bien connu sous une forme très haut de gamme.
Qui a dit que le luxe n’était réservé qu’aux riches et aux citadins ? Et en jouir dans un environnement pastoral ne le rend que plus savoureux…