Jenna Lyons et Mickey Drexler (fra)

L’accélérateur d’atomes crochus !

 

Mêmes les plus réfractaires au milieu de la mode ont entendu parler de la renaissance spectaculaire de la marque de prêt-à-porter américaine J.Crew, amplement attribuée à la stratégie du Pdg Mickey Drexler et de sa présidente et directrice de la création Jenna Lyons.

Nous aimons nous intéresser aux personnes et, par dessus tout, à des individus qui mènent une quête dans les conditions les plus difficiles. Mais derrière le succès personnel, ces histoires révèlent souvent l’importance de certains types de relation. Il y a fréquemment une ou deux personnes dans l’ombre sans qui ces réussites n’auraient pas été possibles et dont le soutien, quel qu’il fut, s’est avéré l’élément indispensable à l’alchimie du succès.

Nous sommes donc heureux de vous proposer ici la biographie de l’une de ces relations. Et celle-ci, aussi exceptionnelle soit-elle, démontre l’importance que la chimie humaine peut avoir dans la création de richesse.

Drexler est entré chez J.Crew en 2003, au terme d’une carrière en dents de scie chez Gap. Après avoir contribué au succès de la marque, le stratège s’est vu imputé son échec, a quitté l’entreprise et a été engagé chez J.Crew. Loin d’être en terrain conquis, il lui fallait encore convaincre. L’entreprise était en difficulté à cette époque. Autrefois leader dans le monde du prêt-à-porter BCBG, l’enseigne avait perdu ses clients, au gré des revirements de mode, au profit de marques plus perspicaces comme Gap et Abercrombie et s’était enlisée dans une crise d’identité. L’entreprise était dirigée par des consultants en merchandising qui tentaient de renouer avec le succès en édictant des formules de mode aux créatifs de la marque. « C’était une période sombre » comme le soulignera Jenna Lyons, déjà employée de longue date.

Drexler préféra aborder le problème d’un point de vue plus personnel, réunissant les équipes dès son premier jour de travail pour leur annoncer qu’ils allaient passer « des entretiens d’embauche ». Beaucoup partiront mais Jenna Lyons en sortira victorieuse : la grande gagnante, pour tout dire. Directement engagée par l’entreprise à sa sortie de Parson’s, à l’âge de 21 ans, elle avait alors gravi tous les échelons jusqu’à la direction du service mode féminine. La voici à présent, le jour suivant l’arrivée de Drexler, dans une pièce remplie par toute l’équipe, face à son nouveau patron qui exige d’elle son avis sur la collection. C’est une véritable épreuve de franchise et elle opte pour la sincérite. Elle indique, modèle après modèle, ce qui doit être conservé et ce qui doit être jeté à la poubelle, qu’il se vende bien ou non. Ce test deviendra le cœur même de la stratègie définie par Drexler : placer les décisions créatives au centre de l’activité. Et aussi : se fier à l’instinct de Lyons.

C’est un binôme étrange que cet homme d’affaire insatiable de 69 ans issu du Bronx et cette designer californienne glamour et réputée de 45 ans. Mais il est un fait que leur collaboration, propulsant Lyons au poste de directrice de la création et à la présidence, avec une relative liberté pour appliquer sa stratégie, est une réussite. Sous leur houlette, l’entreprise a conquis un tout nouveau marché de jeunes consommateurs urbains sans trahir les valeurs fondamentales de la marque. Chiffre d’affaire et bénéfices sont à nouveau en progression. L’intérêt d’aficionados de renom, tels que Michelle Obama et Anna Wintour, rehausse l’aura de la marque. Lyons finit par y gagner un véritable statut de star dont la célébrité se trouve pimentée d’une vie privée quelque peu tumultueuse.

Drexler soutient certes loyalement sa protégée mais, par delà la sympathie personnelle et la confiance qu’il place dans le flair dont fait preuve Lyons, il a été capable de discerner et de développer les qualités de femme d’affaire de la créatrice effervescente et lui a laissé aussi toute liberté dans ce domaine. Les décisions liées au complet remaniement de la marque par Lyons ont généré des coûts et ont dû induire des controverses dans les premiers temps de vaches maigres. Il aura fallu une sacrée dose de confiance à un Drexler visionnaire pour s’engager sur cette voie, ce qui est d’autant plus exeptionnel dans un climat économique frileux où la règle consiste à réduire les coûts pour augmenter les bénéfices.

Le moins qu’on puisse dire, c’est que l’action de Drexler était peu orthodoxe. Qu’est-ce qui lui a donc conféré cette détermination et cette foi lui permettant de remettre J.Crew sur la bonne voie et comment a-t-il persuadé les actionnaires ?

Initiateur des Apple Stores, Drexler n’en était pas à son coup d’essai. Il a compris l’importance fondamentale de l’innovation dans le design et avait déjà trouvé le succès avec des méthodes originales et critiquées (l’un des titres du Business Week en 2001 fut : « Voici pourquoi les Apple Stores ne marcheront pas »…) C’est pourquoi, lorsque Lyons décide de redonner à la marque sa cohérence et son prestige, que ce soit sur internet, dans le catalogue ou les points de vente, elle est sur la même longueur d’onde que Drexler et ce dernier a le bon sens de la soutenir.  Tous deux partagent la même vision de leur mission : il ne s’agit pas seulement de créer et distribuer une production qui se vende mais de bâtir un univers de beauté, de simplicité et de qualité dans lequel les gens se sentent bien. Le temps passant, ils ont démontré la pertinence commerciale de cette démarche mais il existe, au delà de tout cela, une attirance pour le produit bien fait qui incite le duo à investir sur le long terme, édifiant avec conscience la réputation de l’entreprise, brique par brique. Comme l’a spécifié Drexler à un petit producteur réticent à travailler avec le « géant » J.Crew : «  nous faisons de notre mieux pour agir comme une petite entreprise. »

Il est rare pour une designer et une directrice de la création de bénéficier des mêmes liberté et influence que Lyons. L’innovation et la stratégie sont trop souvent sacrifiées dans l’œuf, d’autant plus dans de grosses entreprises possédant pourtant la capacité financière de les soutenir. Comme l’affirme le spécialiste du capital-risque, Ben Horowitz d’Andreessen & Horowitz : «  Les grosses entreprises ont de nombreuses bonnes idées mais elles n’innovent pas parce qu’elle ont besoin que toute une hiérarchie de cadres avalisent une nouvelle idée pour la mettre en œuvre. Si un seul petit malin décide que l’idée n’est pas bonne, souvent simplement pour parader ou asseoir son pouvoir, cela suffit généralement pour l’anéantir. » Et peu de créatifs sont en mesure de décider dans les grosses entreprises. La constellation hors-norme Drexler-Lyons et l’équilibre entre priorités financières et créatives dans leur prise de décision ont ouvert la voie à la réussite de J.Crew, mais peu d’entreprises seront capables de suivre leur exemple.

Le succès de la relation entre Lyons et Drexler est basé sur une compréhension mutuelle rare, due elle-même au fait qu’ils partagent tous deux une part des qualités de l’autre : Drexler, le stratège en affaires comprend et s’intéresse au processus créatif, Lyons, la créatrice, a démontré qu’elle s’entendait parfaitement à gérer l’aspect purement économique tout en ayant une vision globale de l’entreprise. Ce fait leur assure de partager une importante confiance mutuelle. Tous deux ayant aussi gravi les échelons dans leur domaine avec beaucoup de finesse et d’attention, ils savent quand il leur faut céder du terrain ou ne pas en démordre avec l’autre. Lyons est cependant très certainement celle qui gère le mieux cette aspect. Habituée à diriger des créatifs à la sensibilité exacerbée en usant avec perspicacité d’un mélange d’attention et de déterminaion, on prétend qu’elle est une des rares personnes à savoir canaliser le flot constant d’idées de Drexler et le convaincre lorsqu’il n’est pas d’humeur.

Hormis cette compréhension mutuelle, il semble que derrière la réussite du tandem Drexler-Lyons se cache une bonne part de pragmatisme pure : ils sont tous deux conscients qu’ils peuvent créer ensemble des choses qu’ils ne pourraient pas faire seuls, ils savent que le succès ne se gagne pas dans la demi-mesure et ils savent qu’eux-mêmes, et les autres, trébucheront de temps à autre en chemin. Tous deux sont aussi dénués de crainte face à l’exposition, dirigeant avec une décontraction dont certains disent qu’elle est à la fois exigeante de par sa franchise et inspirante par son naturel.

Que peut-on donc en tirer comme enseignement ? Et bien, peut-être que deux font plus qu’un et que cette confiance réciproque peut être un véritable atout pour une entreprise, non seulement pour lubrifier les rouages mais aussi pour susciter l’innovation, voire même repenser toute une industrie. Car pour innover et s’engager, il faut un surplus de confiance en soi, pour s’extirper du rôle étroit qui nous  a été assigné et pouvoir ainsi utiliser nos propres ressources personnelles. C’est ce que Jenna Lyons a fait le deuxième jour de présence de Drexler et c’est pourquoi on l’a gardée.

Mais bien sûr, il faut aussi un patron comme Drexler.

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