Bien plus qu’exceptionnel…
Wynton Marsalis est un musicien célébré et respecté. Les accords suaves et sensuels émanant de sa trompette ravissent un public qui s’étend de l’aristocratie du jazz new-yorkais aux vacanciers qui musardent à Marciac. Très sollicité, il a joué pour tous les grands de ce monde. Et il fait ce qu’il aime plus que tout.
Entre une enfance modeste à la Nouvelle-Orléans et une vie de globe-trotter superstar, n’omettant jamais d’octroyer à sa famille la vraie place qui lui revient, on peut constater que le musicien a une existence bien remplie.
Mais Wynton Marsalis laisse la sensibilité et l’intelligence qui fondent sa musique se déployer bien au-delà des limites de sa profession, afin de former une philosophie de vie dont tous peuvent s’inspirer.
Il le contesterait probablement, affirmant que c’est la compréhension de la musique qui a nourri sa connaissance des hommes et des relations humaines et que le Jazz lui-même s’avère un excellent guide de savoir-vivre.
Si l’on est tout d’abord sceptique, à la lecture de son livre “Moving to higher ground – How Jazz can change your life” (Wynton Marsalis, Geoffrey Ward, Random House 2008), cette idée devient très vite persuasive. Vue à travers le regard du musicien, la vie se remplit soudain de possibilités enchanteresses. On s’éloigne alors totalement d’une philosophie à la sècheresse théorique : la musique et l’existence peuvent, tout simplement, se vivre à l’unisson, en un accord très concret mais si vite négligé dans les turbulences de notre société suractive et matérialiste
Au royaume du swing, la sensualité est reine. Pas une sensualité dévoyée, tentant d’éluder la réalité, mais une sensualité enfantée par la passion, la sincérité et l’intégrité, permettant d’écouter et de réagir à ce qu’on entend, avec à-propos. Propre à engendrer un dessein qui nous dépasse, dans l’échange avec autrui. A transmettre… Et à recevoir. Cela semble si simple… Et s’avère si difficile ! Mais si beau ! Comme le dit Marsalis : “Il faut du courage et de la confiance pour partager (…) J’ai fini par comprendre que chaque musicien ouvre un espace au coeur même de son être et qu’il témoigne de cette essence par l’originalité de son son (…) C’est ainsi que j’ai compris pourquoi les jazzmen désinvoltes que côtoyait mon père étaient si sereins. Ils se fichaient que vous sachiez qui ils étaient.”
Il continue : “Le Jazz permet au musicien de transmettre immédiatement et avec précision sa manière de voir et d’éprouver l’existence et cette sincérité instantanée de la révélation frappe l’auditeur au point de lui faire partager cette sensation.”
Pour Marsalis, loin d’offrir une évasion à la réalité, comme on pourrait le croire, la musqiue et les autres formes d’art éveillent au monde.
Et, en la matière, il sait de quoi il parle, Wynton. Grandir dans une cité défavorisée comme Kenner, près de la Nouvelle-Orléans, oblige à côtoyer la pauvreté, le racisme et les guerres de rue. Mais si son histoire est exempte d’amertume, il ne la romance pas non plus. Le récit en est vivant, factuel et souvent empreint d’humour. Marsalis semble doué d’un talent particulier pour revivre son enfance et la contempler avec son regard d’alors, avec curiosité et étonnement. Il évoque sans gêne ses propres défauts et les personnes qui l’ont aidé pour ce qu’elles voyaient en lui. Il se sent extrêmement redevable de la connaissance et de la sagesse qu’on lui a transmises. Même si le jeune musicien impétueux qu’il était alors y était parfois peu réceptif et n’en demandait pas tant, il a fini par les intégrer avec passion à sa vie et son art. Il aborde aussi bien les sujets difficiles que ceux plus réjouissants et les traite avec une honnêteté et une franchise rafraîchissantes. Marsalis a le sens de la formule et expose des vérités complexes à l’aide de métaphores pétillantes, qui rendent sa lecture d’autant plus plaisante.
Et si sa thèse convainc sur tout les sujets abordés, en un large spectre s’étendant de l’éducation et de la créativité au vieillissement et à la découverte de sa propre voix, elle touche aussi par sa simplicité. Marsalis nous guide d’un sujet à l’autre par le biais d’histoires vécues personnelles, de ces moments clefs qui furent des révélations pour lui et ont changé sa vision de l’existence. Nous avons tous vécu certains de ces moments dont, d’une manière ou d’une autre, nous aurions dû tirer plus d’enseignements. Ce récit est un peu le nôtre.
L’un des thèmes récurrent de ce livre est la nécessité d’accepter la complexité, voire de la rechercher. Afin d’accepter que les gens sont plus profonds que la seule surface qu’on décide de voir en eux, que les relations sont à la fois difficiles et magnifiques et qu’il faut savoir constamment s’adapter, sans pour autant se perdre ou se dénigrer soi-même… Il s’agit-là de découvrir ce qui fait swinguer la vie.
Et au fil de l’histoire de cette vie et de ses conditions, on est aussi gratifié d’une histoire du Jazz où l’on a l’impression de côtoyer les grandes légendes et où l’on partage même, dans les chapitres évoquant le rythme et le langage de cette musique, leurs secrets.
Marsalis souhaite décidément vouloir partager ses secrets. Honorant sans cesse de sa présence des manifestations caritatives et des ateliers de développement musical pour enfants, il est évident que la notion de partage tient une place prépondérante dans sa vie, et sa musique. Sans jamais se départir d’un franc-parler stimulant prompt à la critique bien sentie si nécessaire. Sa contribution au documentaire de Spike Lee “When the levees broke, a requiem in four acts” (Spike Lee Film and a 40 Acres & A Mule Filmworks Production, 2006) au sujet de l’ouragan Katrina fut factuelle, éloquente et mesurée, mais il y a aussi pointé à juste titre le coeur du problème. C’est un homme qui joint le geste à la parole.
Une fois encore, Dans un monde où conscience sociale et philosophie de vie sont devenues des biens de consommation, chacun doit se faire sa propre idée sur la sincérité de Marsalis. Peut-être faut-il commencer par écouter sa musique. Now, that’s jazz !